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Maison Chanéac, Aix-Les-Bains (Savoie)

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Descriptif de l’opération

Sur ce même terrain, l’architecte étudie successivement une habitation individuelle pour un couple (maison Jacoubson, 1966) puis un immeuble de 12 logements (projet Frybourg, 1971) qu’il couronnait de sa propre demeure, pensée comme une succession de volumes proéminents. Ces deux projets ne se concrétisant pas, l’architecte acquiert la parcelle en 1973. Il y conçoit et réalise une maison pour sa vie familiale selon des plans qu’il finalise mi novembre 1973. Le terrain est accessible en partie supérieure depuis une rue traversant un faubourg constitué de maisons individuelles majoritairement édifiées années 1930 à 1970. Bien orientée, la parcelle présente néanmoins deux difficultés majeures : un périmètre irrégulier et la présence d’une barre rocheuse de 5 mètres de hauteur, proche de la rue. L’existence de cette dernière avait d’ailleurs conduit l’architecte à concevoir un promontoire de béton, véritable ouvrage d’art sur lequel était posée la maison, objet de sa première étude sur ce site, puis à étager l’immeuble Frybourg selon un système de gradins absorbant cette rupture de pente dans le volume global. Il va aborder et résoudre d’une toute autre manière cette contrainte pour édifier son propre programme d’habitation, caractérisé par les espaces usuels de vie d’une famille (cuisine, salle à manger, salon, coin cheminée chambre du couple, chambres d’enfants) auxquels sont adjoints une chambre d’amis, un bureau et des réserves.
Dans un quartier que rien ne distingue architecturalement, à partir d’un programme habituel de construction familiale va naître une maison qui sans être expérimentale va affirmer sa singularité et s’imposer au fil des décennies comme un témoignage du talent d’un créateur singulier, prolixe et généreux.

 

Intérêt
Pour un architecte localement bien implanté, construire sa maison constitue un passage obligé. En s’y soumettant, il prouve sa capacité à concevoir des espaces et à les construire et il atteste de sa pleine intégration dans le milieu social où se déploient ses affaires. Or, cet exercice de bon aloi sociétal ne constitue pas le propos de Jean-Louis Chanéac. Sans viser à en faire le manifeste d’une époque, il produit une construction décalée et polysémique, illustrant les fondements de sa démarche, reprenant certains des thèmes qui lui sont chers et confirmant son intérêt pour le béton projeté et son plaisir de construire. Néanmoins, cette demeure familiale reste conventionnelle dans ses fonctions : certes la salle à manger se prolonge par le salon mais l’ensemble reste séparée de la cuisine, on travaille dans le bureau, on se détend dans le coin cheminé, on dort dans l’une des quatre chambres, on se lave dans l’une des trois salles de bains, on prend le soleil sur la terrasse prolongeant le niveau principal… On vit sur trois niveaux comme dans de nombreuses demeures urbaines édifiées sur des parcelles étroites bien qu’ici leurs surfaces soient inégales.
Et cependant, cette réalisation malmène les apparences convenues de la maison individuelle telle que l’apprécient les Français ou telle que les constructeurs spécialisés leur en imposent le modèle : elle gronde sur sa façade amont et roule de gros yeux sur sa façade avale, elle ouvre grand une porte d’entrée fantastique, elle se dévale par un escalier central néogothique et elle se vit dans des successions de volumes aux parois en plâtre nu au dépouillement similaire à celui de l’art roman. Suprême bizarrerie, on entre par le haut, on gagne le niveau des deux chambres d’enfants puis on atteint le niveau principal et sa terrasse semi circulaire, avant de descendre vers la chambre d’amis de plein pied avec le jardin. Cette habitation a, de surcroît, l’outrecuidance d’avoir été implantée parmi des files de maisons conventionnelles auxquelles elle propose l’énigmatique figure, dépourvue de toute toiture, d’un grand d’oiseau accroché à la pente. Ainsi, la « Villa Chanéac » met à mal tous les codes de représentation de l’habitation de la bourgeoisie de province comme la « Villa Savoye », quarante ans plus tôt, ébranlait ceux de la demeure de campagne de l’aristocratie parisienne. Comme son illustre cousine, elle manifeste la prise de conscience des changements fondamentaux d’une époque, ainsi que l’attestent les propos de Jean-Louis Chanéac : « Comme je voyais s’accélérer le basculement vers une autre sensibilité, que je pressentais la fin de la phase permissive de notre société et que je n’avais pas trouvé le cobaye consentant à vivre une expérience d’architecture limite, j’ai construit une habitation individualiste pour ma propre famille. »

Les audaces formelles d’un objet construit
Fréquent dans l’art à partir de la fin de la première Guerre mondiale, le collage est encore peu usité en architecture dans les années 1970.  En voulant « éprouver physiquement les multiples concepts » qu’il a accumulé en réalisant sa maison personnelle, Jean-Louis Chanéac associe de multiples références pour former une « œuvre ». Il agrège des images mentales, des références architecturales et des formes déterminées par la technique de construction.
Il nous rappelle tout d’abord la part de l’inconscient collectif et individuel que les architectes de l’après Mai 1968 entendent libérer dans leurs propos et leurs écrits comme dans les dessins de leurs projets. C’est ce qu’il revendique lorsqu’il explique que la première image qui s’est imposée à son esprit lorsqu’il réfléchissait à ce projet de maison, est celle de la cosse d’un petit pois qui, sous la pression des doigts, s’entrouvre et libère les petites billes vertes… Cette mémoire d’un geste de l’enfance a généré la forme du niveau principal de la maison, la plus étirée, selon une courbe constituant l’assise formelle de la demeure.
Cette image mentale s’agrège à une forme globalement zoomorphe. En effet, vue du ciel, la maison s’apparente à un oiseau dont le corps est ramassé contre la pente, les ailes sont écartées, les plumes de la queue sont déployées en éventail. Renforcée par l’examen des plans et des coupes, cette lecture s’impose depuis la rue : une passerelle d’accès en forme de langue conduit à une entrée se présentant comme un grand bec ouvert, surmonté de deux narines. Dans une sorte de transposition de la « Bouche de l’enfer » du jardin du Conte d’Orsini à Bomarzo (Italie), elle semble dire  comme celle-ci au visiteur : « Vous qui entrez, laissez toute pensée »… Cette invitation à se laisser « happer » par l’architecture, à entrer dans le ventre de l’architecture, fait résonner l’attrait pour l’architecture dite fantastique, très prisée dans les années 1960, comme en témoigne le numéro spécial que la célèbre revue professionnelle « L’Architecture d’Aujourd’hui » consacre alors à ce thème. De ce fait, les fenêtres du rez-de-jardin peuvent être lues comme deux paires d’yeux globuleux dont les volets constituent les paupières…

 

Caractéristiques de l’existant

Plus que de l’image mentale d’une gousse ou architecture s’inspirant de la forme d’un oiseau, ce qui dont il est question ici c’est de géométrie et de matière. Discrètement incluse dans la gueule ouverte de la façade sur rue, la menuiserie de la porte d’entrée indique le propos développé par l’architecte dans la première séquence du parcours des espaces intérieurs. L’entrée ne donne pas accès aux pièces d’habitation mais à un escalier franchissant un dénivelé de cinq mètres, aux formes inspirées par l’époque gothique. Le jeu des courbes tendues imprègne le dessin des coques établissant la continuité des murs et des toitures, des murs intérieurs, des portes et des baies… Ce registre formel est réalisé par projection de béton sur une résille métallique, technique alors très prisée par certains concepteurs et par les autoconstructeurs  en raison de sa relative facilité de mise en œuvre, de son faible coût et de la liberté formelle qu’elle autorise. Ils opposent cet univers de courbes libres à l’orthogonalité de l’angle droit qu’ils jugent coercitive.

Un tel état d’esprit réunit des esprits diversement « insoumis » dont Claude et Pascal Häusermann, Patrick Le Merdy, Jean-Louis Chanéac, Antti Lovag et Daniel Grattaloup. Cette rencontre de talents créatifs avec le désir de liberté d’une époque constitue l’actuelle région Auvergne-Rhône-Alpes en dépositaire d’un rare ensemble de constructions en béton projeté, édifiées progressivement sur les bords du Rhône, dans les massifs de Savoie, de la Haute-Savoie et de l’Isère puis dans les Monts du Lyonnais et dans ceux du Forez. Ces réalisations ne constituent que la partie matérialisée d’une masse de projets de maisons, d’hôtels, d’équipements collectifs… dont témoignent notamment les collections de dessins du FRAC Centre.
La maison est, en fait, simplement constituée de quatre volumes apparents  (la circulation verticale, les deux chambres d’enfants, le grand volume de vie collective et parental), générés de façon identique. Ils sont assemblés de façon à être perçus selon des angles différents (frontalement ou latéralement) et comme un assemblage de coques ovoïdes complètes (circulation), entaillées (chambres) ou franchement sectionnées (grand volume). Plans et coupes attestent de la parfaite symétrie des volumes à partir de l’axe médian de l’escalier.
Si dans les maisons qu’ils égrènent sur le territoire rhônalpin, ses amis privilégient la réalisation de volumes aux courbes irrégulières douces et sensuelles, Jean-Louis Chanéac donne aux différentes coques abritant les pièces de sa maison une courbure très précise et très franche, leur imprime une géométrie très déterminée traduisant une parfaite maîtrise des arcs brisés. Il exprime ainsi la permanence de son désir de bien construire, affiche sa maîtrise des techniques constructives acquises lors de sa formation initiale à l’École des Métiers de la Construction. Délaissant ici la maçonnerie, le bois, le métal et les matières plastiques, ses matériaux de prédilection, il aborde le béton projeté avec une rigueur telle qu’il dote cette réalisation d’une remarquable pérennité.  La structure monocoque est constituée d’un voile de béton projeté sur une ossature en fers ronds de 6 centimètres de diamètre sur laquelle est déployé le Stucanet1 retenant le béton. Le voile ainsi constitué est d’une épaisseur moyenne de 7 centimètres. Sur cet ensemble est posé un complexe d’étanchéité en résine souple recevant une finition en Gelcoat. Intérieurement, sont successivement projetés du béton, de la mousse phénolique, et enfin du plâtre, lissé et laissé apparent.

Avec le magasin de meubles Transit, réalisé à Chatillon-en-Michaille (détruit), cette  maison constitue l’une des deux seules réalisations de Jean-Louis Chanéac en béton projeté, les seules qui s’apparentent aux architectures sculptures des années 1970, récemment qualifiées de « maisons bulles ». Plus encore que le magasin, cette maison illustre la permanence de ses thématiques personnelles  et le foisonnement créatif incessant de cet architecte, toujours aux aguets des évolutions collectives et de la façon de les transposer dans des espaces qui leur correspondent.
Ses débuts sont marqués par la conception et la réalisation  de maisons individuelles distinguées par leur géométrie affirmée, leur organisation en fonction des vues, leur ancrage dans les pentes des  parcelles des moyennes montagnes savoyardes où se concentre son activité. L’une d’entre elles, associant des triangles dressés face à l’extrémité du lac du Bourget, lui vaut une première publication dans les revues professionnelles nationales.
Mais l’architecte aixois prend simultanément une part active à l’expression des tendances de fond de son époque. Alors que la Reconstruction s’achève à peine en France, les années 1960 voient surgir l’inquiétude planétaire de la forme des villes aptes à accueillir une civilisation appelée à devenir intégralement urbaine et le questionnement sur les modalités de la production de centaines de millions de logements. Mégalopoles et industrialisation semblent être les réponses appropriées. Sa ville du futur, complémentaire à toute ville existante, bâtie à même le sol, organisée selon des immeubles hémisphériques se nomme La Ville Cratère. Ses cellules industrialisées, aux formes diverses mais assemblables les unes aux autres, sont produites à partir de matériaux plastiques et sont pensées pour être économiques mais aussi ludiques et joyeuses. Sa voix se mêle ainsi à celle des ténors planétaires de l’utopie et de la prospective, ses projets sont abondamment publiés, sa démarche est auréolée d’un prix international prestigieux.
Mais ce fantastique élan est anéanti par le retour aux schémas conventionnels, aux traditions, au conformisme, aux visions à court terme mais aussi par la flambée des prix du pétrole qui ruine tout espoir de produire des logements en usine en utilisant les matières plastiques.
Pour demeurer l’architecte qui pense au plus grand nombre, qui tente de définir le cadre de vie de la société présente,  Jean-Louis Chanéac, dans une époque dominée par le postmodernisme, élabore sa propre esthétique qu’il nomme « Régionalisme synthétique ». Il pratique cette introspection des formes non empreintes de modernité selon une approche très personnelle. Il imprègne ses recherches (mais aussi ses réponses aux demandes de maîtres d’ouvrage ou aux concours) de formes qui sont soit puisées à celles des fermes des montagnes savoyardes les plus expressives, soit décalées des formes végétales ou minérales, voire même transposées d’autres cultures, tibétaine notamment.
Il laisse ainsi un ensemble de plus de 200 réalisations entre Savoie et Haute-Savoie, instille l’architecture dans des villes telles qu’Aix-les-Bains, Annecy, Chambéry et Bellegarde-sur-Valserine, des stations telles que Val d’Isère, Courchevel, Val-Thorens et Valloire. Il marque les mémoires par ses réalisations liées aux Jeux Olympiques d’Albertville, enrichi le patrimoine régional de quelques édifices singuliers.

 

Procédure

Ce sont ses pages successives pleinement tournées au fil des décennies 1960 à 1980 et seulement esquissées pour la décennie 1990 que signale le classement de sa maison personnelle. Comme toute création, celle-ci se prête à des lectures divergentes. Certaines sont consensuelles dont celle de l’image ayant donné naissance au projet.  Mais l’architecte dit-il vrai ? Une piste d’analyse n’a pas été réellement explorée, celle qui se fonde sur l’attrait revendiqué de l’architecte pour l’air. Il l’a manifesté en donnant une forme de cerf-volant à l’hôtel qu’il a édifié près des pistes de l’aéroport de Chambéry et une forme d’aile delta à une maison dominant le lac d’Annecy. Il l’a traduit dans le plan d’occupation de l’espace qu’il a proposé pour le village de Douvaine, plan destiné à régler harmonieusement les déplacements aériens individuels quotidiens des villageois et intégré cette dimension, sous forme de couloirs de circulation réservés aux hommes propulsés par des fusées individuelles portatives dans sa ville du futur, la Ville Cratère. Il l’a complété en donnant à sa maison personnelle le profil d’un oiseau posé à terre. Mais le design de cette habitation s’apparente très fortement à celui des parties arrière des dirigeables dont le « Ville de Bruxelles », photographié par Jacques-Henri Lartigues  et les courbes de ses coques à celles des volumes intérieurs de leurs carlingues.  Lui même donnera corps à cette analogie lorsqu’il écrira, que la tour escalier « flanquée de deux chambres noisettes, forme l’empennage légèrement désaxé d’un aéronef échoué au fond du cirque naturel de la barre rocheuse. »

 

Interventions

Contrairement à ses voisines vouées à l’anonymat d’une architecture conventionnelle, la maison Chanéac a été classée Monument historique en 2017. Cette reconnaissance culturelle publique consacre le talent singulier de Jean-Louis Chanéac mais aussi le dévouement de Nelly Chanéac qui veille sur la maison et l’entretien depuis le décès de son mari en 1993, y accueille des chercheurs et l’ouvre régulièrement au public. Elle a également œuvrée pour l’édition posthume du livre préparé par son mari sous le titre « Architecture Interdite », aux Éditions du Linteau fondées par Bernard Marrey, édition réalisée avec le concours de l’Union régionale des CAUE Rhône-Alpes et de la Fondation Braillard.
Elle résulte aussi de la convergence d’actions. Le CAUE de Savoie, notamment à travers l’engagement personnel de Jean-Pierre Petit, a maintenu l’intérêt constant pour l’œuvre de Jean-Louis Chanéac et a organisé une exposition monographique itinérante, complétée par un catalogue, qui a fait date. Il a ainsi pris le relais d’observateurs du construit qui tels Michel Ragon, pour sa dimension prospective, puis Gilbert Luigi et Dominique Amouroux pour sa relation aux « architectures sculptures » le publièrent. En quête de liberté, une nouvelle génération a découvert ces dernières qu’elle a rebaptisées « Maisons bulles », titre de l’ouvrage que leur a consacré Raphaëlle Saint-Pierre aux Éditions du Patrimoine, publication ayant servi de support à une rencontre organisée à Chambéry par la Maison de l’architecture de Savoie. Enfin à l’été 2017, l’exposition « Rêves de Lac », a été organisée par le service Ville d’art et d’histoire d’Aix-les-Bainsde façon concomitante au classement de la maison. En 2020, l’exposition « Conquêtes spatiales » initiée par le CAUE de Haut-Savoie rendait compte de la thèse que Mélina Ramondec consacre à l’architecture de Pascal Häusermann, Claude Häusermann-Costy et Jean-Louis Chanéac.

Cette convergence d’évènements, de publications, de manifestations d’intérêt invite aussi les élus, les professionnels et les publics à découvrir et à prendre en considération les audaces formelles de cet objet construit, les relations de celui-ci à une famille de constructions illustrant une singularité régionale portée par un groupe de créateurs complices et l’ensemble de l’œuvre bâtie ou rêvée de cet architecte et de son parcours illustrant les élans successifs d’une époque.

  1. Stucanet est une marque déposée de NV Bekaert SA

 

 

 

 

 

À voir / À lire

  • Architecture Interdite, Jean-Louis Chanéac (1980) Éditions du Linteau (2005), préface Dominique Amouroux.
  • Chanéac, itinéraire d’un architecte libre, catalogue de l’exposition du CAUE 73, rédigé par Jean-Pierre Petit, 2011.
  • Maisons bulles, architectures organiques des années 1960 et 1970, Raphaëlle Saint-Pierre, Editions du Patrimoine, collection Carnets d’architecture, 2015• Site de l’inventaire général du patrimoine culturel de la région Auvergne-Rhône-Alpes
    https://patrimoine.rhonealpes.fr/dossier/maison-dite-villa-chaneac/60ea4f9e-88d5-45df-b632-87cef8638519
  • Visite virtuelle sur le site de la Ville d’Aix-les-Bains
    www.aixlesbains.fr/var/aixinter/static/chaneac/index.php
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