Démolir
Magasin de meubles, Châtillon-en-Michaille (Ain)

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Architecte connu pour ses recherches sur la forme des villes susceptibles d’accueillir une Humanité devenue exclusivement urbaine, Jean-Louis Chanéac conçoit, dans les contreforts du Jura, un édifice commercial remarquable, exploité sous l’enseigne Transit. Bien que de dimensions modestes (48 m x 32 m) par rapport aux enseignes actuelles, ce « supermarché du meuble » pionnier surprend par le moutonnement de ses coupoles blanches. Une telle vague aérienne immaculée capte l’attention et se fixe dans la mémoire. Par ce choix formel au seuil des années 1970, l’architecte établit une relation symbiotique avec l’esprit des designers qui imaginent alors des mobiliers légers, libérés, fluides, galbés pour des modes de vie qui se décomplexent.

Une conjonction improbable donne naissance à cet événement architectural : l’évolution des enseignes commerciales, une démarche constructive novatrice et le vent de liberté animant la France de l’après Mai 68. Mais, si les plus illustres des grands magasins édifiés au XIXe siècle attestent que l’architecture commerciale peut accéder au rang de monument historique, les boutiques et les différents espaces de vente de la grande distribution ont un avenir aléatoire car ils sont soumis aux évolutions accélérées de la mode. Tel sera le cas de ce magasin de meubles, publié, célébré puis retourné à l’anonymat avant d’être muré pour servir d’entrepôt à la suite d’un incendie, le 9 mars 1984, puis finalement rasé pour libérer le terrain sur lequel s’implantera un fast-food inauguré en 2002. Ainsi notre regard est privé d’une étape vers ce « monde de formes nouvelles » auquel Jean-Louis Chanéac aspirait et dont il nous conviait à partager les prémices.

Caractéristiques de l’existant

Transit illustre localement les mutations du commerce de détail : il quitte le centre-ville pour changer de taille, gagner en liberté d’agencement, être plus visible et offrir à sa clientèle un espace de stationnement accessible et sans contrainte.

L’ouverture du premier hypermarché Carrefour à Sainte-Geneviève-des-Bois (Île-de-France) a engagé la distribution dans une évolution radicale dès le début des années 1960. À l’image de la société GEM qui mobilise les lignes obliques de Claude Parent pour créer ses hypermarchés de Reims et de Sens, les diverses enseignes de la grande distribution naissante (Coop, Suma, GEM, Mamouth…) adoptent des architectures contemporaines pour signaler et valoriser les points de vente qu’elles créent en périphérie des grandes métropoles.

À Bellegarde-sur-Valserine et pour le domaine spécifique du meuble, les deux études successivement confiées par Jean Calbert, « fabriquant de meubles de style », à Jean-Louis Rey dit Rey-Chanéac puis Chanéac, reflètent cette évolution.

La première est celle d’un immeuble de trois niveaux intégralement vitrés en centre-ville. La seconde, qui sera réalisée, concerne le supermarché du meuble à créer sur la commune voisine, Châtillon-en-Michaille.

La SCI Pierre Blanche, que cofonde Jean Calbert, acquiert un terrain excentré mais particulièrement visible car longé par la nationale reliant Nantua à Genève (RN 84) et par une voie nouvelle, appelée à desservir un quartier en développement, l’actuelle avenue De Lattre de Tassigny.

L’édifice construit est d’une cohérence plastique telle qu’il semble avoir été dessiné dans un jaillissement de la pensée créative. Or en novembre 1969, l’architecte a d’abord proposé un simple volume parallélépipédique couvert par une charpente métallique : à un hall d’exposition (48 x 30 m) est accolé un entrepôt (48 x 12 m), de plain-pied ou décalé dans la pente. Puis, il s’oriente vers une architecture plus animée, conçue à partir d’un module de base triangulaire, associant une ossature métallique et une couverture textile. Multipliés et accolés, ces modules génèrent une suite d’élancements sommitaux qui semble avoir stimulé l’imagination de l’architecte : sur le carnet d’études, sa main forme soudainement de larges ondulations comme mue par la mémoire du vaste répertoire des courbes précédemment tracées dont celles des « Cellules polyvalentes » assemblées en immeubles. Pour concrétiser celles de Transit, il adopte un système de coupoles qu’il déploie sur plus de 2 000 m2 et il dresse devant le commerce une sculpture monumentale en béton projeté. Ce signal lyrique contient en germe les formes du projet remarqué, celui du concours international pour le Centre culturel du Plateau Beaubourg, l’actuel Centre Georges Pompidou qu’il rend, n’étant pas encore inscrit à l’Ordre des architectes en 1972,  avec l’amicale complicité professionnelle de Pascal Haüsermann.

En août 1970, l’étape suivante adjoint à ce commerce initial un second espace de vente (615 m2) en forme de madrépore, caractérisé extérieurement par des hublots et intérieurement par une rampe en spirale. L’impact de cette figure bicéphale est accru par un grand tumulus ludique, dédié aux jeux d’enfants, dessiné le 31 août 1970. L’architecte complète ses propositions par un tunnel de lavage pour automobiles et deux études d’enseignes lumineuses.

À l’automne 1970 le projet, tel qu’il sera construit, se stabilise et ses détails se précisent, de sorte que fin septembre 1971 puisse être inauguré un unique édifice, au profil ondoyant, conférant une dimension poétique nouvelle à la famille des réalisations en voile mince de béton par sa légèreté, sa blancheur, l’originalité de la forme de ses coupoles, l’élégance de l’auvent de deux mètres de large qui le ceinture pour protéger les vitrines et les rondeurs maîtrisées des absidioles ponctuant sa façade ouest.

Procédure

Venu à l’architecture après de solides études techniques, Chanéac associe très étroitement matières et formes dans sa démarche projectuelle, comme il l’écrit  en 1960 : « Le désir de renouvellement des formes en réaction contre l’architecture de ces dernières décennies coïncide avec les nécessités d’emploi rationnel du plastique armé, conduisant à employer des membranes minces à double courbure. Il en résulte toute une génération de formes pulpeuses s’apparentant aux structures naturelles. » Pour conduire à bien le projet Transit, Chanéac substitue le béton au plastique armé mais conserve la géométrie des doubles courbures et les formes pulpeuses. Apparemment complexe, la construction se réalise simplement puisqu’elle consiste à mettre en œuvre trois rangées de six coupoles (de 8 x 8 m chacune). Entre elles, sont disposées 28 corolles, intégrant les descentes d’eau pluviales, dont la forme galbée reprend celle du piètement des fauteuils dessinés par Chanéac dès 1966. En façade est, deux entrées principales donnent accès aux surfaces d’exposition. Les bureaux, les locaux techniques et les sanitaires sont disposés dans une suite d’absidioles réparties sur la façade ouest. Sous chaque coupole, sous une hauteur maximale de 4,50 m, une large circulation détermine un espace d’exposition divisible par des cloisons en deux, trois ou quatre boxes. Dessinés par l’architecte, dix-huit lustres circulaires de 6,50 m de diamètre, intégrant chacun 16 tubes fluorescents et 8 projecteurs, complètent l’éclairage naturel apporté par les dix-huit skydomes de 1,10 m de diamètre et par les amples baies vitrées composant les façades.

L’entreprise bressane Maillard et Duclos achève le chantier en quelques mois grâce à la simple répétition de deux gabarits. Les trois premières coupoles sont construites avant l’hiver 1970/1971, les treize autres au printemps 1971, et le magasin ouvre fin septembre 1971. Les 2 160 m2 de voiles de béton à courbures complexes dont l’épaisseur varie de 7 à 12 centimètres, sont réalisés à partir d’une armature de fers ronds servant de support au métal déployé qui recevra une projection de béton puis un enduit de ciment. Sur la toiture et sous les auvents sont alors disposés un film d’étanchéité de teinte blanc cassé (2 ou 4 couches de Polyfilm) et, en sous face de la partie close, un isolant thermique et phonique à base de fibres d’amiante (Farbophone de Polystrat), également de teinte blanc cassé s’harmonisant avec la couleur douce de l’unique revêtement de sol, alors très à la mode, un tapis en coco.

 

Interventions

Craignant l’accumulation de neige dans les parties en creux de la toiture, Jean-Louis Chanéac a pourvu les descentes d’eau pluviales de crépines chauffantes qui se montreront efficaces. Et cependant, « il pleut, il pleut dans notre magasin » aurait pu dire les frères Calbert en paraphrasant Madame Savoye tançant Le Corbusier à propos de la villa de Poissy. Les examens techniques montrent un défaut de pose de l’étanchéité, qui sera reprise mais ne se montrera jamais totalement efficace. À ce désagrément, s’ajoute la force du vent qui secoue les grandes baies vitrées au point que des renforts seront ajoutés… et qui fait parfois exploser les portes d’entrée en glace Sécurit.

L’évolution des goûts et des pratiques commerciales aura raison d’un magasin aux formes sensuelles, tout en courbes et en transparences, uniformément blanc.

Aucune idée de reconversion appropriée à ses spécificités ne viendra à son secours. Ainsi s’effaceront de notre environnement construit un maillon de l’histoire de l’architecture commerciale ; une illustration de l’utilisation des voiles et des coques de béton (l’une des formes privilégiées de l’architecture du XXe siècle) ; la manifestation d’une capacité à créer une architecture poétique à partir de la simple répétition d’un élément modulaire ; une étape dans la carrière d’un architecte réputé pour sa démarche prospective, ses réalisations et ses écrits. Au-delà, l’agglomération de Bellegarde, l’Ain et la Région (devenue Auvergne Rhône-Alpes) ont perdu l’un des éléments de leur patrimoine architectural du XXe siècle le plus singulier, celui des maisons, des demeures, des ateliers et des équipements publics construits en béton projeté. Cette collection est commune aux départements de l’Ain, de l’Ardèche, de la Drôme, de l’Isère, de la Haute-Loire, du Rhône, de la Savoie et de la Haute-Savoie. Ses créateurs les plus connus se nomment Pascal Haüsermann, Claude Haüsermann-Costy, Patrick Le Merdy, Antti Lovag, Joël Unal , Daniel Grattaloup et… Jean-Louis Chanéac.

 

À voir / À lire

  • Architecture interdite, Jean-Louis Chanéac, Éditions du Linteau, 2005
  • Maisons bulles, architectures organiques des années 1960 et 1970, Raphaëlle Saint-Pierre, Carnets d’architecture, Editions du Patrimoine, 2015
  • Chanéac architecte, catalogue de l’exposition, Maison de la culture et des loisirs, Saint-Étienne, 1976
  • Frac Centre, archives Jean-Louis Chanéac
  • astudejaoublie blogpost
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