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Couvent de la Tourette, Eveux (Rhône)

> Descriptif opération


Ce couvent, ce sont aujourd’hui des termes forts imposés par l’architecte mais surtout un fouillis de formes hétérogènes. À commencer par cette grappe de formes rondouillardes, glissée entre chambres et terre, premier contact formel en contradiction avec cette juxtaposition de droites, de lignes brisées, de verticales scandées, d’horizontales courant sur le ciel, de carrés accolés qui submergent le regard du visiteur s’avançant jusqu’au banc placé en belvédère sur le grand vide central. Ils constituent une suite dégingandée de cubes, de cylindres, de pyramides, de plans inclinés, de parallélépipèdes finement évidés ou terriblement massifs… Assembleur de formes, l’architecte avait l’art d’imposer le construit par des mots imagés : « pans ondulatoires », « canons de lumière » « mitraillettes », baies « Mondrian », « morceaux de sucre »… Ils valent aujourd’hui explications, associées à son nom, à ses cinq points de l’architecture et à son système de mesure.… « Est-ce l’architecte du couvent ou le couvent d’un architecte » s’interrogeait à ce propos un jeune dominicain dans une conférence, marquant précisément que La Tourette ayant perdu sa fonction initiale, se présente aujourd’hui au public à partir d’un nom, et non comme l’espace conçu autour de toutes les dimensions d’une pratique religieuse spécifique à un ordre, et surtout à l’enseignement de ses préceptes.

En se sens, la rénovation achevée en 2013 ne peut être vue comme une restitution : elle acte certes le statut de Monument historique de la construction et des aménagements intérieurs pour précéder aux travaux mais elle agrège les nouveaux usages de l’édifice. Moins de cinq ans après son achèvement, cette intervention a la courtoisie de s’effacer, évitant cette discordance de l’impression du « neuf » qui caractérise fréquemment les monuments fraîchement rénovés. Elle est parvenue à écarter les signes de dégradation, à modifier certaines prestations tout en nous laissant face aux gestes parfois imprécis des bâtisseurs… quitte même à les accentuer. De ce fait, les irrésolutions constructives initiales qui réapparaissent déjà, notamment dans l’oratoire et l’église, se présentent simplement comme les signes annonciateurs de futures campagnes de travaux… Mais la dernière en date, conduite par Didier Répellin, n’avait-t-elle pas été précédée d’une décennie seulement par celle dirigée par Jean-Gabriel Mortamet, également Architecte-en-Chef des Monuments historiques ?

 

 

Descriptif de l’opération

 

Après des réflexions préliminaires conduites par la congrégation et l’architecte Maurice Novarina dès 1945, Le Corbusier est sollicité par le Révérend Père Couturier en 1952. Celui-ci, militant particulièrement actif de la réalisation de lieux de culte en osmose avec les formes de leur époque, demande à l’architecte d’édifier en région lyonnaise le futur centre de formation des jeunes frères prêcheurs, installé jusque-là près de Chambéry. Studium plus que couvent, l’édifice doit accueillir une centaine de religieux, soit soixante étudiants en formation pour sept ans, leurs vingt professeurs et les vingt frères convers ayant la charge des différentes tâches quotidiennes. À la prière et à la quête intellectuelle et spirituelle s’ajoute donc la formation, à l’exclusion de toute autre activité, les Dominicains étant un ordre mendiant.
Au sein de la propriété de 60 hectares acquise par la communauté une décennie plus tôt, Le Corbusier choisit un vallon. Il propose d’y poser en équilibre un volume compact et puissant. Mais son projet se matérialisera au prix d’un processus  difficile.
L’édifice est pensé par Le Corbusier qui est alors accaparé par l’édification de Chandigarh, affaibli par ses problèmes cardiaques et épuisé par les combats qu’il a mené. Il est dessiné par Iannis Xenakis, pour la première fois entièrement responsable d’un projet au sein de l’Atelier de la rue de Sèvres. Il est bâti par André Wogenscky, tout à la fois occupé à achever l’Unité d’Habitation de Marseille, à lancer celles de Nantes et de Berlin et à organiser sa propre agence, boulevard Flandrin à Paris. Il est réalisé par une entreprise savoyarde spécialisée dans la construction des barrages, identifiée comme étant alors la seule susceptible de maîtriser la mise en œuvre du béton à une telle échelle et à un tel degré de complexité. Il est financé par la Communauté qui dispose de moyens limités et qui se trouve simultanément confrontée à l’échec de son plan de financement initial et à un coût prévisionnel de l’édifice où les seuls travaux de gros-œuvre dépassent la totalité du budget disponible…

Nourri par l’implantation du monastère du Thoronet, subjugué par les dispositions de la Chartreuse d’Ema et par les Dominicains, l’architecte propose un édifice en U que referme (presque) l’église afin que soit (symboliquement) respecté le plan carré usuel. À partir de l’horizontale sommitale du toit terrasse faisant office de cloître, Le Corbusier dispose sur les deux niveaux supérieurs les cent cellules (pratiquement) identiques, sur un niveau moyen  les espaces de la vie communautaire correspondant à l’accueil, à l’étude et aux séminaires, et au niveau inférieur le réfectoire, la Chapitre et les circulations principales articulées autour d’un atrium et, enfin, sur un niveau bas partiel, les cuisines.
L’ensemble se présente comme l’association délibérée de formes singulières dont le caractère hétérogène contraste violemment avec la monumentalité de l’église, monolithe impavide surgissant du sol alors que les autres volumes se libèrent de la déclivité du terrain naturel grâce aux pilotis. S’y ajoute la perception très contrastée d’un édifice présentant une échelle domestique sur la façade d’arrivée, le surgissement d’un porte-à-faux face à un paysage collinaire immense vu de la façade sud, et d’une falaise barrant la pente sommitale du vallon vu en contre bas depuis l’est.

 

 

Intérêt
Le centre de formation de La Tourette est érigé entre 1956 et 1959, occupé dès juillet 1959 mais inauguré seulement après l’achèvement de l’église, le 19 octobre 1960. Troisième et dernier des édifices religieux conçus par Le Corbusier après les églises de Ronchamp et de Firminy, il acquiert une popularité certaine car il est promu par ses initiateurs comme l’un des exemples les plus aboutis de la quête d’une expression de la foi à travers des formes contemporaines, domaine délicat pour l’Église catholique qui préfère généralement « les créations conventionnelles d’architectes croyants aux œuvres exemplaires d’agnostiques talentueux ».
Publiquement plébiscitée sous les impulsions convergentes des Dominicains, de Le Corbusier et des architectes modernes, la raison d’être de cette réalisation est néanmoins mise en cause par deux événements qui marquent les années 1960 : le Concile Vatican 2 et les événements de Mai 1968. S’en suit une brutale régression des vocations : en 1969, seuls cinq étudiants et vingt religieux résident encore à La Tourette. Cette désaffection conduit à arrêter les activités de ce centre de formation.
Le couvent doit alors penser une nouvelle dimension de sa relation au monde extérieur. Cette réflexion accompagne la diminution du nombre de frères qui y résident, le vieillissement d’une construction délicate à entretenir et, paradoxalement, la reconnaissance croissante de la valeur patrimoniale de l’édifice qui est inscrit à l’Inventaire supplémentaire des Monuments historiques en 1965. La nuit du 31 août de cette même année, la dépouille mortelle de l’architecte est veillée dans l’église, avant de rejoindre la Cour Carrée du Louvre pour des obsèques nationales.

 

 

Caractéristiques de l’existant

Après avoir envisagé de vendre leur couvent, classé Monument historique en 1979, les Frères en repensent la destination. Leur projet se cristallise autour de trois grandes orientations : redéfinir « un nouveau mode de vie d’existence dominicaine » plus en phase avec la société ; penser La Tourette comme un lieu de recherche spirituelle, en faire un espace où « l’on parle de théologie, de politique, de psychologie, voire de révolution » ; accueillir et aller à la rencontre des expressions de la foi dans l’art et l’architecture. Si le couvent accueille un nombre décroissant de religieux, colloques, manifestations et expositions s’y succèdent entraînant l’accueil de visiteurs et surtout de résidents de plus en plus nombreux. Mais, le plein développement de cette nouvelle activité se heurte notamment aux conditions spartiates des cellules. André Rostagnat, un architecte lyonnais, est ainsi chargé d’établir un projet de réunion des cellules par deux afin de rendre plus confortable l’hébergement proposé aux hôtes temporaires.

 

Procédure

Frère Emmanuel Dollé, le prieur du couvent, déclare en 2003  à une revue professionnelle du bâtiment :  « L’entretien des lieux est très difficile pour la communauté et les questions d’infiltrations d’eau, de chauffage, d’isolation se posent avec de plus en plus d’acuité ». De fait, l’édifice a rapidement connu des désordres, notamment d’étanchéité, à partir de 1962. Au cours des décennies, aucune solution ni partielle ni totale via un entretien trop difficile à tenir pour la communauté religieuse, ni totales via des travaux d’envergure, n’ont été trouvées. Ce n’est que dans les années 1980 que Jean-Baptiste Mortamet intervient pour la réfection de l’étanchéité des toitures-terrasses, opération qu’il relate dans un numéro de la revue « Monuments historiques » en 1985.

Mais, rapidement, les évolutions conjuguées du vieillissement des bétons et des équipements, la hausse de la fréquentation de l’édifice, la publication de nouvelles normes mais aussi les contraintes budgétaires qui s’imposent à la Communauté, plaident pour une intervention globale. En 1996, Jean Gabriel Mortamet procède à une étude de restauration complète du couvent. En 1999, suite de son analyse, la Conservation régionale des Monuments historiques de la région Rhône-Alpes, « constatant les nombreuses défaillances de l’étanchéité des toitures, des circuits électriques et la nécessité de la mise aux normes de sécurité de l’ensemble des installations accueillant du public », propose de procéder à une restauration générale, conservation et remise en valeur du couvent.  Une étude préalable à la restauration générale et à la remise en valeur du couvent est confiée au successeur de Jean-Gabriel Mortamet, Didier Répellin.

Architecte en Chef des Monuments historiques, celui-ci a précédemment restauré la Primatiale Saint-Jean à Lyon, la Cathédrale du Puy-en-Velay, le Palais des Papes à Avignon, le Théâtre Antique d’Orange, l’Abbaye de Sénanque, et de nombreux hôtels particuliers d’Aix-en-Provence. Il prend en charge le seul dossier d’un édifice classé au titre des Monuments historiques dans la région Rhône-Alpes, tout en tirant parti de l’expérience acquise sur les différents édifices inclus dans le « Grand site » de Firminy.
Réalisée en 2002, son étude préalable propose une lecture d’ensemble de l’état des bâtiments et permet de mesurer les besoins liés à l’application des normes induites par l’accueil des publics. Elle est approuvée le 31 juillet 2003. Immédiatement, une subvention pour des premiers travaux d’étanchéité est sollicitée. Mais, l’ampleur du chantier est telle que des financements, évalués à trois millions d’euros, doivent être réunis. Finalement, l’opération est financée par l’État (40 %), le conseil général du Rhône (33 %), le conseil régional Rhône-Alpes (21 %) et le propriétaire du domaine (6 %). Deux mécènes, la Fondation Velux et la Fondation Spie Batignolles, apportent chacune leur contribution dans le cadre de conventions de mécénat.

 

Interventions

L’analyse de Didier Répellin met en exergue l’état des bétons. Quelle qu’ait été l’attention que l’Atelier de la rue de Sèvres, et plus particulièrement André Wogenscky, portait à la formulation et à la mise en œuvre des différents bétons, la matière de l’édifice est malmenée. Sont en cause un savoir-faire encore approximatif, les pénuries de cette période de la fin de la Reconstruction, la recherche des moindre coûts… Les ouvrages présentent des désordres sur les parements : le positionnement à fleur de surface des ferraillages en raison de la faible épaisseur des voiles a facilité l’oxydation des fers et leur gonflement, d’où des fissurations et des éclatements du béton. Les étanchéités des terrasses restent insatisfaisantes. Didier Répellin fait  également remarquer que les vitrages, particulièrement fins, ont été enchâssés directement dans la feuillure de béton selon une technique particulièrement économique expérimentée à Chandigarh, la ville que Le Corbusier construit en Inde. Il constate que l’installation électrique est hors norme, que les équipements de sécurité liés à la sécurité incendie et à l’ouverture au public doivent être revus et l’informatique installée…

« Si on souhaite continuer à utiliser ces lieux, comment peut-on concilier la mise aux normes sans dénaturer l’esprit du lieu et de l’œuvre ? », telle est la question posée à Didier Répellin et à travers lui aux autorités culturelles et au maître d’ouvrage. Et le propos concerne ici également le second œuvre : « Comment remplacer ces néons, ces interrupteurs, ces luminaires, échantillonnage du matériel bon marché mis en œuvre dans les années cinquante ? Ces appareillages, aujourd’hui hors norme et qui ne sont plus fabriqués de surcroît (ou alors à quel prix !), sont pourtant tous partie intégrante du patrimoine Le Corbusier. La restauration de cette œuvre, jamais dénaturée par des aménagements irréversibles, pose donc cette problématique particulière d’une intervention sur un bâtiment contemporain. » Et d’un savant dosage entre restitution, rénovation, apport.

Challenges complémentaires, le chantier doit se dérouler en bâtiment occupé et dans le cadre d’un financement pluriannuel. Le phasage déconnecte les travaux sur les bâtiments (2006/2012) et l’intervention sur l’église (2012/2013).
En 2006, les travaux de restauration commencent par la partie ouest, la plus atteinte. Sont réalisées la réfection complète de l’étanchéité des toitures-terrasses et la réfection complète de l’installation électrique. Les vitrages des façades sont remplacés pour répondre aux normes de sécurité des bâtiments accueillant du public. Les locaux sont mis aux normes de sécurité en matière de détection d’incendie, de balisage, de menuiseries pare flamme… Sur des bases identiques, est conduite la restauration de l’aile ouest en 2007-2008. Les travaux d’étanchéité des toitures-terrasses des ailes sud et est sont réalisés simultanément. En 2008-2009, les façades et les espaces intérieurs des ailes sud et est sont restaurés.
En 2010, les élévations et espaces intérieurs de l’oratoire, des deux « conduits » de circulation, dénommés « cloître de déambulation », et de l’atrium sont restaurés. En 2012 et 2013, l’église ainsi que la crypte et la sacristie sont rénovées et leurs couleurs restituées, si bien qu’en en avril 2013 elles peuvent à nouveau accueillir les fidèles souhaitant assister aux messes.

Ainsi ont été conduits à bien des travaux de restauration en site occupé invisibles (l’étanchéité, les virages, les portes coupe feu, l’ensemble des réseaux), discrets (les bétons bruts), toniques (la restitution des couleurs de l’église). Cinq ans après leur achèvement, ils contribuent au développement des visites, des manifestations et des résidences. Mais, le temps fait à nouveau son œuvre, révélant dans l’oratoire et les canons de lumière de l’église les défauts congénitaux de l’édifice, attachant salissures et micros organismes à l’ensemble des bétons. Autant de signes annonciateurs d’une nouvelle campagne de travaux…

 

 

Architecte Didier Repellin

Collaborateur : Pascal Duméril

 

 

À voir / À lire

>Yves Compans, Le couvent de la Tourette, Les films d’ici et Arte producteurs

> Le Corbusier, le couvent de La Tourette, S Ferro, C. Kebbal, Ph. Potié et C. Simonnet, Editions Parenthèses, 2006

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