Laisser en l'état
Cité de la Soie, Saint-Maurice-de-Beynost (Ain)

> Descriptif opération


L’usine de Saint-Maurice-de-Beynost est le second établissement industriel créée ex nihilo par la Société lyonnaise de la soie artificielle (SLSA) après celle de Décines (1922). Les deux opérations présentent d’ailleurs de fortes similitudes : éloignement de la ville pour des raisons techniques, ampleur du terrain mobilisé (43 hectares ici), proximité des voies d’accès (route, voie ferrée et canal), création simultanée d’une cité ouvrière.

Si l’entreprise connaît de nombreuses évolutions capitalistiques et techniques, le domaine bâti demeure stable. Ainsi, la Société lyonnaise de la soie artificielle (SLSA) devient rapidement la Société lyonnaise de textiles (SLT) puis le Comptoir des textiles artificiels (CTA) avant d’être reprise et reconvertie en centre de production de papier film par la société La Cellophane. Cette dernière société passe sous le contrôle de Rhône-Poulenc qui s’en dessaisit en 1996 au profit de Toray Films Europe, filiale d’un groupe japonais.

Si les locaux industriels connaissent de nombreuses extensions et perdent leur cohérence formelle initiale, très marquée par le développement des formes géométriques, le « quartier ouvrier » reste physiquement stable : son urbanisme est préservé, les caractéristiques architecturales essentielles des immeubles et des maisons perdurent. Seules les modalités de la propriété ont réellement évolué.

Le temps donne au plan d’ensemble, conçu par l’architecte Francisque Chevalet, l’attrait évident de la rare symbiose opérée entre une Cité jardin et un quartier moderniste. D’autant que dans le grand chambardement de la banlieue lyonnaise désindustrialisée, ce témoignage aux traits identitaires quasiment intacts acquiert une réelle valeur patrimoniale. D’où l’intérêt porté par la municipalité à ce fragment de son territoire, à ces formes duelles, à leurs volumes, à leurs détails, à leurs matériaux et à leurs relations à l’espace public. D’où également son désir de déterminer, avec l’aide du Conseil d’architecture, d’urbanisme et d’environnement de l’Ain (CAUE), les éléments d’une connaissance précise permettant d’indiquer aux différents propriétaires et intervenants les bonnes pratiques à observer pour continuer de préserver le caractère de la Cité ouvrière, tout en leur permettant de l’adapter aux besoins actuels et futurs.

Descriptif de l’opération

Par cette réalisation, l’industriel lyonnais Maurice Cusin (1884-1967) semble s’inscrire dans la lignée d’un patronat industriel progressiste qui récuse l’abandon de la population ouvrière au sein de la ville où elle est promise à la promiscuité. Conjuguée aux observations des hygiénistes, cette attitude donne naissance aux cités ouvrières, des urbanisations créées de toutes pièces hors des périmètres urbains et à proximité immédiate des installations industrielles où leur habitants trouvent du travail. De larges voiries y desservent des constructions de type pavillonnaire, individuelles ou partagées. Ces logements sont dotés des prémices du confort moderne, disposent chacun d’un lopin de terre, et voisinent avec des équipements collectifs – dont l’accès est souvent gratuits – tels qu’école, dispensaire, crèche. S’y ajoutent généralement des commerces et une église, parfois un stade.

Les penseurs des années 1930 mettront en question les raisons d’être de ces Cités. Ils dénonceront ce qu’ils estiment être le « paternalisme » de leurs initiateurs qui s’attachent ainsi les services d’une main d’œuvre triplement asservie par le travail, la religion et le propriétaire de leur habitation. Ils y opposeront la nécessité de penser l’Homme nouveau comme être libre tout en l’immergeant dans un cadre de vie facilitant la diffusion puis l’avènement de leurs idéaux.

Intérêt
Néanmoins, se référer aux gravures de Gustave Doré montrant l’état de la population ouvrière dans les grandes citées au XIXe siècle, permet de mesurer le progrès représenté par de telles Cités ouvrières. Dans la logique de ses orientations humanistes, Maurice Cusin confie à l’architecte lyonnais Francisque Chevalet le soin d’établir le plan d’ensemble de l’usine et de la Cité adjacente. Celui-ci élabore un projet conjuguant habilement quatre éléments : une halle de production traditionnelle ; des locaux pour l’accueil et l’administration exprimant l’attrait pour les compositions géométriques en vogue dans les années 1930 ; des immeubles collectifs et quelques maisons explicitement apparentés aux architectures du célèbre architecte lyonnais Tony Garnier ; des maisons ou groupements de maisons d’inspiration néo-régionaliste. Modernité et pittoresque coexistent ainsi au sein d’un plan d’ensemble déterminé à partir d’un arc de cercle généré depuis la place précédant les deux pavillons d’entrée de l’usine.

 Caractéristiques de l’existant

La Cité de la soie de Saint-Maurice-de-Beynost comprend deux groupes de quatre immeubles de logements collectifs, de six étages. Leur forme les apparente aux prémices du Mouvement moderne. Il est donc normal qu’ils soient construits selon les techniques les plus en pointe de l’époque. Le procédé mis au point, breveté et diffusé par l’ingénieur Hennebique, son bureau d’étude et ses concessionnaires régionaux est particulièrement apprécié. Le représentant lyonnais de cette société étudie le dossier de réalisation de deux des groupes d’immeubles pour le compte des entrepreneurs lyonnais Rose et Delard. Il remarque justement « que les groupes sont symétriques entre eux mais qu’il existe aussi une symétrie dans chaque immeuble ». Chaque immeuble est effectivement constitué par l’association économiquement rationnelle de trois volumes : un plot central que deux cages d’escaliers relient aux deux immeubles qui lui sont perpendiculaires. La puissance de leurs formes géométriques, accentuée par leur toit terrasse et, initialement, par le traitement coloré de leur acrotère, ainsi que par la peinture blanche qui les recouvre entièrement, affirme leur présence sur le site. Ainsi corrélé esthétiquement et techniquement aux deux pavillons d’accueil et aux bureaux de l’usine, l’habitat participe pleinement à l’affirmation du  caractère contemporain de l’entreprise.

Cependant, la superficie occupée par la Cité est majoritairement dévolue aux habitations individuelles réalisées selon quatre grandes typologies.

  • La première génère une quinzaine de maisons à un étage sur rez-de-chaussée. Chacune réunit quatre logements de trois pièces strictement identiques, offrant une cuisine et une pièce à vivre au niveau bas, deux chambres à l’étage. Toutes se caractérisent par leur entrée traitée en excroissance, leurs pignons simplement percés de deux fenêtres par niveau et leur toiture de tuile à deux pentes présentant une demie croupe.
  • La seconde typologie  correspond à quatre grosses « maisonnées » d’un étage sur rez-de-chaussée. Chacune propose trois logements insérés dans une volumétrie extérieure complexe, aux décrochements affirmés, aux développés de toiture importants marqués par la demie croupe du volume le plus en avancée.
  • La troisième typologie est la plus visible au sein de la Cité : quatre bandes d’habitat intermédiaire flanquent l’axe central de la composition de Francisque Chevalet. D’un étage sur rez-de-chaussée, chaque « barrette » réunit douze logements dont huit superposés et quatre en duplex. Leur architecture propose une référence implicite à la maison de maître avec ses avancées, ses percements, sa toiture combinant double pente pour chaque corps principal et demie croupe pour terminer la couverture de chaque avancée.
  • La quatrième est constituée par quatre maisons disposées de façon aléatoire au sein de la cité où elles instillent les formes modernes : volumétrie tranchée, terrasse accessible à l’étage, toit terrasse, façades blanches… Chacune intègre quatre logements en duplex.

En tout, 450 logements sont proposés à une population ouvrière. Celle-ci afflue : la population de Saint-Maurice-de-Beynost quintuple en cinq ans passant d’environ 300 habitants en 1926 à plus de 1 500 en 1931. En 1930, des ouvriers d’origine principalement arménienne et polonaise quittent la première usine de la SLSA implantée à Décines, pour venir travailler à Saint-Maurice-de-Beynost.

 

Procédure

90 ans après leur réalisation, les immeubles semblent quasiment être dans leur état d’origine et donc n’avoir fait l’objet que d’interventions limitées. En revanche, les maisons ont subi d’innombrables transformations. Une partie de celles-ci sont invisibles puisque concernant l’évolution des logements qu’elles abritent. Vécus comme confortables par leurs premiers occupants, ceux-ci n’ont pas tardé à être perçus comme trop exigus. Ils ont donc été progressivement réunis pour constituer des logements se rapprochant des standards de l’habitat et aptes à accueillir le confort moderne et sa cohorte d’appareils électroménagers. Cette évolution a été facilitée par la diminution de l’emploi dans l’usine et donc par celle du nombre de résidents. Extérieurement, en revanche, de multiples interventions sont venues non pas annihiler l’identité profonde de la Cité mais en brouiller les traits.  Les clôtures, initialement identiques sur l’ensemble de la Cité, ont été remplacées au fur et à mesure de leur vieillissement ou du changement de goût de leurs propriétaires par des dispositifs ou par des végétaux de tous types et de toutes hauteurs, dont certains expriment un décalage criant entre standing rêvé et situation réelle. Les jardins ouvriers qui jouxtaient les courettes d’entrée ont été annexés pour différents usages ou pour servir d’assise foncière à des garages, le développement futur de l’automobile n’ayant pas été pris en compte par le projet initial. Les maisons elles-mêmes ont été diversement modifiées par leurs occupants qui ont redimensionné les ouvertures, redéfini les volumes, introduit de nouveaux matériaux de revêtement, pris le parti de les singulariser par la couleur.

 

Interventions

En dépit de ces évolutions, les caractéristiques initiales de la Cité de la Soie restent perceptibles et la qualité d’ensemble potentiellement remarquable.

Si toute restitution de type Monuments historiques semble a priori exclue, notamment en raison de la diversité des modes de propriété coexistant sur le site, le maire et les conseillers municipaux souhaitent éviter la destruction définitive de la cohérence architecturale de la Cité à l’occasion de la mise aux normes environnementales des logements. Ils entendent même éventuellement se servir de ces évolutions pour redonner une cohérence à la Cité de la Soie.

Dans cette perspective, ils confient au CAUE de l’Ain la réalisation d’une approche historique et d’un constat de l’état existant. De ces connaissances et de cette observation fine seront déduites des orientations architecturales et paysagères pouvant servir de base de dialogue entre la ville et les différents propriétaires engageant des travaux sur leur bien.

Une telle mise en cohérence passe par des éléments simples concernant à la fois le bâti (les façades, les toitures, les ouvertures, les menuiseries, les extensions…) et les abords (clôtures et jardins).

Ce regard en forme de bilan synthétique de l’existant, rapporté à ce qui existait à l’origine, permet d’identifier et de hiérarchiser les risques d’intervention malencontreuses qui viendraient accroître les distorsions qui se sont progressivement installées. Il ambitionne également de susciter le dialogue et les  réflexions susceptibles de provoquer le désir de rétablir certaines des caractéristiques initiales essentielles à l’identité de la Cité, tels les décors de pan de bois peints…

 

À voir / À lire

Francisque Chevallet. Quelques œuvres réalisées, 1920-1930. Edari, éditeur [1934]

 

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