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Centre Culturel Aragon, Oyonnax (Ain)

> Descriptif opération


Puissant volume en lisère d’un grand ensemble destiné à loger une population ouvrière immigrée, cet édifice culturel témoigne de l’ambition municipale de faire accéder « tous les citoyens à la culture ». Sans doute doit-il à sa masse de béton, de verre et d’acier et aux qualités fonctionnelles dont l’ont doté ses concepteurs, d’avoir traversé la tempête qui a suivi sa naissance et d’avoir survécu sans encombre à quatre décennies d’activité et d’évolution.

Descriptif de l’opération

Propulsée dès les années 1950 sur le devant de la scène économique par la généralisation de l’emploi des matériaux plastiques, Oyonnax a tout d’abord mobilisé des ressources humaines locales pour assurer le développement de ses entreprises. Mais rapidement, ces dernières ont dû agréger une main d’œuvre venue de l’Europe du sud (Italie, Espagne, Portugal), de Turquie et d’Afrique du Nord. Mais, cette croissance est si rapide que se développent bidonvilles et logements insalubres. Individus isolés et familles sont contraints de vivre dans des ateliers, des caves ou des logements surpeuplés. Pour mettre un terme à ces conditions inhumaines, des foyers et des immeubles neufs sont édifiés, dont l’emblématique grand ensemble de La Plaine.

Au sein de celui-ci s’édifient à quelques années d’écart deux points de convergence de la population. Le premier est religieux : l’église Notre Dame de La Plaine (1965-1970), se présente sous forme d’un monolithe épuré et immaculé, conçu par Pierre Pinsard. Le second est laïque : le Centre culturel Aragon (1978-1983) propose un assemblage de blocs carrelés, parés de couleurs tonitruantes, hérissés de verrières bleutées.

La création de ce complexe culturel, aux dimensions d’une Maison de la Culture façon André Malraux, ne résulte pas d’une lente démarche de programmation mais d’une enquête auprès de la population et de l’engagement de la municipalité de concrétiser ce désir collectif dans les sept années d’une mandature.

Rarement un chantier d’une telle ampleur aura été autant contraint par les alternances politiques municipales. De mars 1977 à mars 1983, Oyonnax renoue avec la gestion populaire qu’elle a connue dans l’immédiat après-guerre. Emmenée par Guy Chavanne et le Parti communiste, la liste d’Union de la Gauche emporte les élections en battant la liste de Léon Emin, en fonction depuis mars 1959. En mars 1983, alors que François Mitterrand est devenu Président de la République, deux ans plus tôt, à Oyonnax la Gauche abandonne le pouvoir à la Droite et à son nouveau leader, Lucien Guichon.

Peu après son installation, la municipalité Chavanne lance une enquête citoyenne pour mesurer les souhaits de la population en matière de développement des activités culturelles. À son propre étonnement, la pratique de la musique est plébiscitée. En réponse, elle crée immédiatement une École municipale de musique, fédérant des locaux disséminés dans la ville, recrute un directeur, engage des professeurs, acquiert des instruments de musique. Puis, elle imagine autour de ce pôle initial le programme d’un ensemble culturel apte à mettre fin au désert culturel qui règne sur la ville. À l’École ambitionnant de devenir un Conservatoire sont ainsi associés une salle de théâtre conçue sur le modèle des salles les plus en vue du théâtre populaire, deux salles de cinéma d’art et d’essai, une bibliothèque pour les enfants et les adultes, doublée d’une discothèque, une garderie, un snack, un espace d’arts graphiques, des ateliers d’expression corporelle, un espace d’exposition, des bureaux associatifs ou syndicaux et des locaux pour les travailleurs immigrés.

Intérêt

Le nouveau maire entend impulser sans tarder cette nouvelle dynamique culturelle. Il envisage tout d’abord de loger le projet dans les murs existants de la Grande Halle dédiée du Salon des plastiques. Cet espace s’avérant trop exigu pour accueillir un tel programme, il décide de créer un nouvel équipement. Convaincu qu’il ne peut rien espérer du pouvoir politique giscardien alors en place, Guy Chavanne propose que la ville agisse seule. De plus, en se passant des subventions, elle s’assure la maîtrise des délais, du programme et de la nomination des responsables du futur centre culturel.

Deux architectes, Pierre Rivet et Michel Poncet, un architecte-scénographe, Georges Baconnier-Berjot, un décorateur, Guy Marcon, et la chargée des relations avec les collectivités du TNP de Villeurbanne, Liliane Martinez, travailleront à définir, à mettre en forme, à harmoniser et à installer cet ambitieux équipement, dont la superficie initialement prévue à 10 800 m2 sera finalement portée à 12 425 m2.

Michel Poncet a été retenu en mars 1977 pour définir les interventions permettant de faire évoluer le centre-ville.

Pierre Rivet s’est vu confier la réhabilitation, au nom du GERAU, de deux des trois bâtiments de la Foire exposition, d’une superficie de 2 000 m2 chacun. Le premier est transformé en boulodrome de 16 jeux couverts, le second en halle des sports dédiée à la gymnastique (1 270 m2), au tennis de table (630 m2), au judo (460 m2) et au tir (330 m2).

Avec Michel Roz, Raymond Vasselon, Jean Vincent et Jacques Rey, il a co-fondé en 1972 le GERAU, une agence d’architecture établie à Lyon. Elle se définit comme « un groupe autogéré d’architectes », tous issus de l’enseignement de l’Atelier Gagès-Cottin de l’École d’architecture de Lyon. Ses co-fondateurs se présentent comme « les enfants de Karl Marx, de Claude-Nicolas Ledoux, de Gustave Eiffel et de Tony Garnier ».

Ils affirment « l’architecture et l’urbanisme comme composantes culturelles de l’espace social ». Leurs dix premières années d’exercice sont marquées par la réalisation de logements sociaux et d’équipements dans la région lyonnaise (Cf : Rubrique « Voir aussi »).

Le 31 mars 1978, le GERAU reçoit donc une nouvelle commande de la ville d’Oyonnax, l’étude de la reconversion de la grande Halle du Salon des plastiques. Le 2 février 1979, par décision du Conseil municipal, sa mission est transférée à la conception d’un bâtiment neuf dans le cadre d’un marché d’ingénierie d’un montant de 2 746 504 F HT (1 359 300 euros HT). Cette décision avait été précédée par l’élaboration d’un avant-projet sommaire daté du 5 décembre 1978. Le 17 juin 1980, le projet architectural est définitivement adopté par le conseil municipal. Le 25 juin 1979, le dossier de permis de construire est établi. Il est signé par Pierre Rivet (GERAU), Michel Poncet (AUP), Georges Bacconnier-Berjot qui se sont adjoints un bureau d’études, le Berim, et un acousticien, Robert Grégoire. Le 9 juillet 1979, le Conseil municipal confirme sa décision de construire ce centre culturel municipal. Une semaine plus tard, le 15 juillet 1980, le chantier est attribué à l’entreprise Maillard et Duclos à la suite d’un appel d’offres restreint. Signe de l’intérêt que constitue ce chantier, les 28 lots suscitent trois cents soumissions.

Le 27 octobre 1980 le conseil municipal, constatant que « les éventuelles subventions publiques ne pourraient être obtenues avant plusieurs années » décide que la ville assumera seule « la charge entière du programme » sur le budget des exercices 1980, 1981 et 1982, et par des emprunts auprès de la Caisse des Dépôts et Consignations, de la Caisse d’aide à l’équipement des collectivités locales (CAECL) et, éventuellement, d’autres organismes.

Les marchés avec les différentes entreprises sont signés le 24 mars 1981, après négociations sur les lots déclarés infructueux, pour des travaux devant durer 19 mois.

Caractéristiques de l’existant

Les trois architectes sont confrontés à l’organisation des multiples éléments du programme, aux nuisances sonores potentielles, à des intensités de fréquentation très variables entre équipements, à la généreuse surface de l’espace disponible et à l’absence de tout élément préexistant avec lequel entrer en dialogue. Pour déterminer la meilleure réponse, ils organisent une compétition entre eux. Deux des trois esquisses prennent largement possession du site car elles fractionnent les éléments du programme. La troisième, celle de Pierre Rivet, s’affirme dans la ville par sa volumétrie résolue, à la façon des Palais du peuple ou des Bourses du travail édifiées au cours des années 1930 dans les villes ouvrières. Elle est unanimement retenue du fait de son expressivité.

Elle établit une adroite synthèse entre des éléments a priori incompatibles. Le GERAU éprouve un attrait intellectuel pour la rationalité italienne : un texte de l’un de ses représentants, Vittorio Gregotti, ouvre la plaquette de présentation de l’agence. Ses membres se montrent perméables à la redécouverte des charmes romantiques des architectures de fer et de verre du XIXe siècle notamment parce qu’elles permettent d’importants apports de lumière au cœur même des bâtiments qui ainsi peuvent s’épaissir. Ils se libèrent du vocabulaire et de la matérialité attachés aux bétons du Mouvement moderne en recourant à deux matériaux alors très utilisés, le premier dans tous les types de construction (le carreau de céramique auto-lavable) et le second dans les immeubles de bureaux (le vitrage réfléchissant teinté). Cette association paradoxale d’un matériau indéterminé et d’un matériau très précisément connoté contribue à transférer la lecture de l’édifice sur ses masses et à le tenir à distance de toute symbolique culturelle. Les architectes nous renvoient ainsi à un questionnement sur ce qui constitue les signes d’une activité culturelle, comme l’ascétisme de l’église de Pierre Pinsard questionne le public sur les signes symboliques d’un édifice cultuel.

À l’origine de l’énigme de la destination de l’édifice aux yeux de celui qui le découvre, un tel questionnement perdure aujourd’hui. Un étonnement similaire concerne le choix de l’emplacement du bâtiment au sein de l’espace disponible :  il se tient en retrait de tous ses voisins potentiels, accentuant à l’excès la dualité pleins-vides que ne corrige pas le tracé à la Française du jardin qui le précède. Si bien que s’impose l’image d’une forteresse, mise en couleur selon les armoiries de la ville, ce qui pouvait en 1983 se prêter à une double interprétation : la citadelle municipale conquise ou la place forte culturelle indestructible…

Intérieurement l’édifice se structure à partir de son pôle le plus puissant en termes de fréquentation quotidienne,  le Conservatoire de musique, de danse et d’art dramatique que dirige Gérard Humbert qui deviendra le directeur du Centre culturel.

Autour d’un patio, se disposent sur trois niveaux des salles de classe où s’enseignent à un millier d’élèves, la pratique des instruments usuels, des salles de travail, des salles de répétition, un studio de danse et les locaux de l’administration. À proximité de ce pôle, un auditorium d’une centaine de places accueille les représentations publiques du conservatoire tout en s’ouvrant à d’autres formes de spectacles. Ce petit équipement constitue une sorte de contrepoint à la grande salle de spectacle, dont la jauge envisagée (1000 places) a été judicieusement limitée à 600 places. Elle se présente sous forme d’une grande boîte noire, avec ses galeries et son grill laissés apparents, de même que les mécanismes des gradins rétractables, précédés par un sas noir, espace interposé entre la vie et le spectacle. Entièrement à rez-de-chaussée, elle partage son entrée avec les deux salles de cinéma proposant respectivement 144 et 94 places.

Ces équipements sont associés à un atrium, surmonté d’une monumentale verrière et zébré par une suite d’escalators et un escalier de béton, véritable colonne vertébrale de l’édifice.

De l’autre côté de cet atrium s’ouvrent la bibliothèque pour enfants, le café et les salles d’expression artistique. La bibliothèque pour adultes se trouve deux étages plus haut, entre les deux sections s’étant intercalée la discothèque. L’espace exposition prend place au troisième étage.

Procédure

Dans le processus de création de cet équipement tout va vite. Le Conservatoire municipal de musique a été créé, doté d’un directeur, de professeurs et d’instruments en l’espace d’un été. Un tel exploit doit se reproduire pour la construction du bâtiment. Il devient en effet évident pour la municipalité qu’elle ne sera pas reconduite : il lui faut achever le bâtiment avant les prochaines élections pour éviter que le projet soit purement et simplement annulé par une opposition qui en dénigre violemment tous les aspects.

L’imposant bâtiment de 55 x 65 m pour une hauteur maximale de 18 mètres et un coût est estimé à 34 324 582 francs HT (soit 16 987 780 euros) est réalisé et équipé dans des délais record. La première pierre est posée le 6 mai 1981, six semaines après la signature des marchés. Le 15 janvier 1983 est célébré une inauguration partielle avec l’ouverture de l’espace d’accueil et de la grande salle, l’accès aux autres espaces ayant été retardé par la commission de sécurité. Le Conservatoire ouvre quarante-huit heures plus tard. L’inauguration officielle intervient le 25 février 1983, en l’absence de Guy Chavanne, son initiateur et bâtisseur, qui a renoncé à son mandat au profit de Robert Subtil. Tout a été si vite qu’un décorateur, Guy Marcon, est chargé de mettre en harmonie tous ces espaces grâce aux couleurs et à certains éléments de mobilier.

Les dernières grandes décisions avant l’inauguration du Centre seront en décembre 1982 de fixer les tarifs d’entrée et de location puis, le 31 janvier 1983, de valider les principes de l’aménagement des abords. Ceux-ci ont été définis par Michel Poncet avec les services techniques municipaux : un mail côté rue Edgard Quinet, un square à l’angle sud-est pour le conservatoire de musique, une place polyvalente entre le nouveau bâtiment et les équipements reconvertis et un jardin à la Française entre le Centre culturel et le Cours de Verdun. Ces travaux d’un montant de 5,42 millions de francs (1 699 443 euros) sont confiés ce même jour aux entreprises ViaFrance, Lefebvre et Tarvel. Lors de cette même réunion, le Conseil municipal adopte le projet d’une fontaine pour le centre du jardin à la Française. Elle est conçue par Nicolas Valbrègue sur l’idée d’un lit de rivière qui associerait des éléments de la nature, des animaux fossiles et des traces de l’Homme, sur l’emplacement d’une ancienne fontaine.

Interventions

Le Centre culturel traduit la volonté de mettre en œuvre la politique décidée par les élus et d’offrir à chaque citoyen un accès à la culture de son époque par la pratique et la découverte de créations musicales, chorégraphiques, théâtrales, cinématographiques et picturales « indispensables au développement de l’intelligence, de la sensibilité et du goût des hommes. » Se manifeste, outre une ambition nationale que symbolisent les TNP à Paris et à Villeurbanne, le festival d’Avignon et la multiplication des centres culturels dans un grand nombre de municipalités, l’écho local des ambitions issues de la Résistance de donner la possibilité effective à chacun « d’accéder à la culture la plus développée quelle que soit sa situation de fortune ».

L’ambition culturelle de la municipalité et ce bâtiment qui la matérialise sont vivement dénigrés par l’opposition. Aussi, dès l’été 1983, quelques semaines après les élections, la nouvelle municipalité remet en cause la dénomination des bâtiments et des espaces. Le nom d’Aragon demeure finalement associé au Centre culturel mais le groupe scolaire Elsa Triolet est rebaptisé l’Églisette, au prétexte que « Oyonnax a besoin de trouver les réalités du passé. » et la place Louise Michel « porte drapeau du socialisme libertaire » devient la place Georges Pompidou, « Homme de culture et initiateur d’une grande politique industrielle pour la France ».

Puis, le maire congédie les personnels de direction ou les met en situation d’avoir à démissionner et revoit la programmation pour la rendre plus conforme à ses conceptions de la distraction.

Qu’importe le succès de la fréquentation des quarante spectacles, des sept expositions, des activités théâtre, musique, danse.  Dès la seconde saison, Linda de Souza et sa « Valise en carton », Philippe Bouvard et ses « Grosses têtes », Roger Pierre et Jean-Marc Thibaud, une opérette (Au soleil de cassis) remplacent Claude Nougaro, Bernard Lavilliers, Anna Prucnal, Bernard Haller, Guy Bedos, Marguerite Duras, Jean-Michel Ribes et Roland Topor… Le nouveau maire justifie cette évolution et la réduction du nombre de spectacles à vingt par « la volonté de ne pas saturer le public » et la réorientation des spectacles à l’affiche par la nécessité de privilégier «l’éventail des genres ». Cela conduit souvent à jouer avec les extrêmes lorsque, par exemple, se succèdent l’exposition «La peinture contemporaine en France », excellent reflet d’une création de haut niveau, et « Le Salon de la Société artistique des peintres oyonnaxiens ».

Très rapidement la Maison de la culture potentielle glisse vers espace local d’animation : l’ambition s’étiole, l’horizon s’atrophie.

Si bien qu’en 1993 le dixième anniversaire de l’édifice ne sera quasiment pas célébré. Dix ans plus tard, en 2003, les plaies locales se cicatrisant, le vingtième anniversaire sera déjà plus vivant. C’est le trentième anniversaire qui, en 2013, marque une réelle évolution : Michel Perraud, le maire élu en 2008,  entreprend publiquement de retisser des liens avec l’histoire réelle de sa ville et avec les racines culturelles du Centre. En 2023, le quarantième anniversaire devrait redonner une pleine dimension à cet équipement unique dans son aire géographique.

 

Entre temps, le Centre culturel a hébergé le musée du peigne et de la plasturgie en attente d’une installation dans le bâtiment dit de la Grande vapeur. Il a réorganisé sa bibliothèque. Il a rénové sa salle de théâtre. Il a repensé ses salles de cinéma. Il a condamné l’usage de l’escalator. Il a accroché à sa façade principale une ample aile ondoyante de métal au risque d’estomper dans la pénombre son entrée principale. Mais, il n’a pas fondamentalement changé.

Il a toujours accueilli la culture oyonnaxienne dans toute ses composantes, et favorisé l’innovation : dans le cadre du plan « Culture près de chez vous » du Ministère de la Culture, la première « micro-folie » de la région Auvergne-Rhône-Alpes (incluant musée numérique et fab-lab) y a été installée en 2019.

C’est sans doute l’une des forces de la création du GERAU : avoir doté les espaces d’une réelle capacité d’évolution, si bien qu’ils peuvent s’adapter sans que le centre perde son âme… aussi forte que bigarrée.

Ceci impose que les prochains grands rendez-vous qui l’attendent, dont la rénovation des verrières et la mise aux normes environnementales et son éventuelle extension, soient envisagés avec la plus grande attention. Le temps semble également venu de lui accorder une reconnaissance nationale car, au même titre que l’église Notre-Dame de La Plaine signée par Pierre Pinsard et Hugo Vollmar, le centre culturel Aragon constitue un exemple de l’architecture contemporaine remarquable à l’échelle du département.

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